Entretien avec Anne-Valérie Gasc

Tectorium / Anne-Valérie Gasc

Anne-Valérie, peux-tu me parler de ton œuvre « Tectorium » ?

Cette œuvre s’inscrit dans un projet de recherche plus vaste, intitulé « Les Larmes du Prince », qui vise à construire une ruine de verre. À ce jour, il se développe sous la forme d’une installation monumentale dans laquelle un robot imprime en 3D un modèle architectural par dépôt de micro-billes de verre (« Vitrifications » a été présentée en 2019, dans la grande halle du centre d’art des Tanneries à Amilly).

Initialement, je travaillais sur le dessin des volumes architecturaux que la machine allait imprimer, une sorte de famille d’archétypes de l’architecture computationnelle telle qu’exploitée par une partie seulement de l’architecture contemporaine. Il s’agissait de générer numériquement ces modèles 3D à partir de logiciels qui viennent itérer une forme souvent complexe et non maîtrisable par la main, difficilement compréhensible par un œil spontané. Avec l’aide de Guillaume Stagnaro, nous avons mis au point un logiciel de génération paramétrique de chemins aléatoires en trois dimensions. Ces tracés continus se développaient d’abord dans la volumétrie donnée d’un cube. Il s’avère que, dans le cadre de ce travail critique, ce que j’ai produis alors… c’était des gribouillis en volume.

La première collection de cet archétype itératif numérique s’est formalisée par une série de 10 tracés, choisis de manière arbitraire, du plus simple au plus complexe, au sein d’une infinité de propositions. J’avais l’idée de les imprimer en 2D et en micro-billes de verre dont la surface est réfléchissante (ces micro-billes sont utilisées pour le marquage réverbérant auto-routier), et de ré-inscrire chaque gribouilli dans la volumétrie du cube au sein duquel il s’insère, en le redessinant, directement sur le tirage, au crayon à papier.

Dans mon travail, j’essaie de développer des œuvres oxymores sur le renversement construction / démolition. Le projet « Les Larmes du Prince » a pour objectif d’édifier une ruine spontanée, en révélant comment le processus même de construction architecturale se manifeste dans son effondrement. Évidemment, travailler avec des micro-billes de verre, matière volatile et instable, permet cette contradiction. Mais pas seulement : ces modèles architecturaux-gribouillis que j’ai dessinés, interrogent la vacuité de ces architectures spectaculaires dont la géométrie très complexe n’est jamais au service d’une habitabilité, d’une appropriation de l’espace par ses usagers. Ils sont finalement l’image très brillante d’une obsolescence spontanée, architecturalement parlant.

Quelle est la place de l’édition et du multiple dans ton travail ?

Pour moi, produire des multiples est important. D’abord, la dimension reproductible de l’original est un héritage des enjeux politiques des avant-gardes. Il y a cette sorte de contradiction dans l’idée de dupliquer ce qui est entendu comme un original (puisqu’on sait qu’une série de 8 exemplaires + 2 épreuves d’artiste reste un « original » dans le monde de l’édition), et déjà, ça, ça m’intéresse. Ça permet une plus grande accessibilité et une plus large diffusion des œuvres. C’est un format contemporain, intéressant et pertinent dans notre monde actuel. 

Et puis, la sérigraphie m’intéresse parce qu’elle est à mi-chemin entre un processus industrialisé et un artisanat. Ce qui me plaît, c’est la possibilité d’en exploiter les deux avantages en produisant du non-standard grâce à un processus de standardisation. J’ai souvent une intervention soit graphique manuellement, soit transformative de la matière. J’aime détourner les facilités de collection et de pérennisation de l’œuvre imprimée au profit d’un créneau plus fragile, plus aléatoire et peut-être plus « dessaisi » ; voir comment le grain de sable va venir perturber la logique productive de la sérigraphie. Chaque projet de sérigraphie que j’élabore est pensé spécifiquement pour cette technique, en vue d’exprimer quelque chose qui est discordant, aléatoire ou contradictoire dans l’image. 

Qu’est-ce qui t’a convaincu de travailler avec TCHIKEBE ?

En fait, j’ai travaillé avec eux au tout début de leur installation à Marseille, avant même leur premier atelier rue de la Bibliothèque. C’est probablement leur compréhension des intentions artistiques que je leur soumettais, qui m’a persuadée. Tchikebe a toujours trouvé une solution technique à ce que je souhaitais exprimer en détournant les caractéristiques contrôlables de la sérigraphie. 

Il fallait aussi être complice dans l’expérimentation liée à l’œuvre puisqu’il n’y a jamais, dans mes projets, de garantie de résultat. J’ai travaillé avec eux sur des flocages de matières a priori inappropriées à la sérigraphie (poudre de béton, cendres, micro-billes de verre…). C’est une démarche de recherche tâtonnante : on met au point un protocole et une technique mais le résultat en image est, in fine, inattendu. Il me fallait trouver des interlocuteurs qui soient capables d’accompagner ce processus de travail vers l’inconnu et ce fût eux. Ils participent au processus d’émergence plastique de l’œuvre indépendamment de la simple question de l’image imprimée. C’est un travail d’équipe qui déborde largement la question sérigraphique.

Tectorium

Propos recueillis par Mélanie Danthez