Issu d’une famille au passé ancré dans la tradition culinaire française, Damien Berthier revisite les recettes phares trouvées dans les manuels de ses grands-parents. Plutôt que de nous resservir les plats fastueux et oubliés qui jalonnent l’olympe gastronomique des années cinquante, il nous invite à nous retourner sur le décorum qui faisait écrin et escorte au met en lui-même. Entre nature morte et tableau vivant, le plat est véritablement mis en scène. Harmonie des couleurs, scénographie des formes, des aspects et des textures, mise en lumière des différentes charges symboliques et recherche esthétique d’ensemble re-travaillent la matière même de l’aliment, le dénaturent pour le « culturiser » en l’attirant toujours plus loin dans ce qu’on peut définir comme la forme exaspérée de sa sophistication : son devenir-image.
Cette notion agit comme un marqueur des valeurs d’une époque, en ce qu’elle ne se retrouve que dans ce qu’une société va reconnaître comme signe extérieur de richesse. Des siècles durant en effet, banquets et pièces montées sont l’exclusif apanage des puissants. Les plats doivent être riches, compliqués, chargés, colorés. Aujourd’hui démocratisé, le rapport à la cuisine se veut plus simple, plus rapide, plus léger. Le visuel qui y est associé nous montre des aliments, certes joliment présentés et appétissants, mais qui restent des aliments. Nous sommes loin des scènes d’opérette de homard en costume. Aujourd’hui, la cuisine s’est éloignée de ce devenir-image traditionnel pour se ré-adresser simplement à nos papilles. Le rêve, en passant de l’œil au palais, a changé de sens. Conformes à la morphologie de nos vies modernes, actives et pressées, les nouveaux plats de faste, que ce soient ceux des repas de fêtes ou de la grande cuisine d’avant-garde, se réalisent désormais suivant un process unique et intensif, jaillissent d’une réaction moléculaire maîtrisée. A l’inverse, les mets traditionnels affichent un grand nombre d’opérations, d’étapes successives dont l’enchaînement relève de l’orchestration, presque de la chorégraphie.
La technique sérigraphique, utilisée par l’artiste pour nous ouvrir une vue douce-amère sur cette cuisine obsolète, procède elle aussi par étape : couche après couche, elle se tient du côté de la succession, quand l’impression numérique, se constituant d’un bloc, est intensive. Dans les images de Damien Berthier, le contenu et le contenant, l’histoire et son vecteur nous parlent, chacun à leur niveau, de la même chose. Les couleurs denses, criardes et puissantes du « Progrès » percent dans l’image un gouffre, à l’intérieur duquel langouste en robe du soir et beauté surannée de la sérigraphie s’unissent dans une mise en abîme de l’obsolescence.
Clémence Agnez
Poids | 500 g |
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